Le fait artistique socialisé

Fonctions de l’art

La Déclaration universelle des droits de l’homme proclamée par l’Assemblée générale de l’O.N.U. indique que : «  toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté (et) de jouir des arts ».

Dans la préface au volume : Les arts et la vie (1969), publié par l’Unesco, M. D’Arcy Hayman souligne les « multiples fonctions de l’art ». « L’art est l’essence même de ce qui est humain, il incarne l’expérience de l’homme et ses aspirations…. L’art agit dans une société à peu près comme dans la vie d’un homme ; il devient l’emblème d’un groupe exactement comme il est la marque distincte d’une personnalité… L’art symbolise l’esprit de l’homme et l’aide à atteindre ses objectifs. »

L’art, poursuit M. D’Arcy Hayman, n’est pas seulement découverte mais

  • approfondissement (« la mission de l’art est d’enflammer et d’intensifier »),
  •  
  • moyen d’expression (« les arts offrent aux hommes l’occasion de jouer, c’est-à-dire de s’exprimer »),
  • témoignage (« l’œuvre d’art est comme le résumé de la chronique de l’expérience humaine »),
  • interprétation (« l’art est à la fois diagnostic, définition et analyse raisonnée de notre condition »),
  • instrument de réforme (« l’artiste cherche à changer et à améliorer la condition humaine… l’artiste a traditionnellement joué un rôle important dans toutes sortes de réformes »),
  • enrichissement (« les artistes ont pour rôle de découvrir et de faire admettre de nouvelles formes de beauté »),
  • ordre (« l’expérience artistique est, pour l’homme et pour l’enfant, une manifestation de la recherche universelle de l’ordre arraché au chaos »),
  • intégration (« établir des relations entre le monde de l’imagination, de la pensée, et le monde physique de la réalité objective »).

Ces références historiques ont fondé l’approche anciennement et communément admise, et sont ici reprises de Michel Ragon, 1978, L’art pour quoi faire ? Tournai, Casterman, p. 15-16.


L’œuvre d’art

Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Actualisation et références.

Cette question peut faire écho, sinon répondre, à celle posée anciennement par Michel Ragon1 : L’art pour quoi faire ?

Sans vouloir faire ici une archéologie de ces questionnements, Voyons comment la réflexion sur l’œuvre d’art s’est enrichie et libérée de ses carcans historiques, jusqu’à une compréhension socio-politique plutôt qu’esthétique, et systémique plutôt que normative.

Le concept d’œuvre d’art est un concept ouvert : c’est ce qu’avait montré Weitz2 dès 1956. Plus récemment, Howard S. Becker (1988) ou Richard Schusterman (1991) ont investigué le monde de l’art dans sa diversité, et fournissent des points d’appui conceptuels forts3. Puis ce fut au tour d’Yves Michaud4, fidèle à sa posture de trublion de la philosophie de l’art, d’interroger en 2003 les évolutions induite par l’art contemporain4.

Leurs approches critiques sont variées, signes de modifications sociétales profondes. De même les genres sont-ils ouverts : un mobile est devenu sculpture, un collage est admis comme peinture et Finnegan’s Wake renouvelle ce qu’on savait du roman. C’est même la caractéristique de l’art : en fait, les œuvres s’écartent progressivement les unes des autres dans la communauté de leurs propriétés. C’est donc, pour certains auteurs, un problème de décision. Autrement dit, il n’y a pas de définition préalable de ce qu’est une œuvre et de ce qui n’en est pas. Tout au plus peut-on s’appuyer sur des critères de reconnaissance.

Si l’on suit la tradition historique, toute candidature d’une œuvre d’art est donc soumise à une homologation collective,  tout comme une candidature aux élections ne peut aboutir au statut de député que grâce à une homologation électorale. Le domaine esthétique a une dimension normative cruciale. Il existe donc une rationalité esthétique, une sphère propre, non-hétéronome, s’appliquant aux règles singulières que propose chaque œuvre. Grâce à cette sphère rationnelle, un débat critique argumenté peut prendre place, où sont évaluées les prétentions à la réussite de chaque œuvre, ce qui débouche sur l’acceptation ou le refus du statut d’œuvre d’art, sur un plan public. Mais il n’est pas évident que cette approche puisse encore être proposée comme référence unique aux élèves et étudiants du XXIe siècle.

Devant l’évolution des pratiques, Dickie5 a fait évoluer son approche, et sa première théorie institutionnelle de l’art, par laquelle il prétend qu’un objet est une œuvre d’art si un tel statut lui est assigné par l’artiste ; en cela, on peut voir sous-jacente la revendication des tenants de l’art conceptuel et de l’art minimal, menés par Sol LeWitt selon qui  » l’idée devient une machine qui crée l’art « 6. Dans une deuxième version de sa théorie, Dickie soutient qu’il suffit que l’œuvre ait été créée dans l’intention, réalisée ou non, de la présenter à un public. D’où l’on pourrait tirer plusieurs conséquences : il n’est pas nécessaire que l’appréciation soit positive, de manière à pouvoir rendre compte des mauvaises œuvres d’art ; l’intention artistique d’un artiste est suffisante à faire d’un objet une œuvre d’art…

Or, s’il est bien évident que tout statut requiert un accord collectif, et il peut sembler absurde d’avancer que la décision ou la seule intention d’un individu puisse fournir l’équivalent d’un tel accord ; et pourtant, si la l’existence d’un statut est affaire collective, chaque créateur est fondé à en faire la revendication à titre individuel. Dickie accordera finalement une place essentielle au « monde de l’art », en tant que système fédérant des sous-systèmes :

« Décrit d’une manière quelque peu structurée, le monde de l’art consiste en un ensemble de systèmes du monde de l’art individuels, chacun contenant ses propres rôles spécifiques d’artiste et de public, plus d’autres rôles. Par exemple, la peinture est un système du monde de l’art, le théâtre en est un autre et ainsi de suite. » (Dickie, 1997 : 91). D’où la proposition : “Une œuvre d’art est un artefact d’un type créé pour être présenté à un public du monde de l’art. » (Dickie, 1997 : 92)

Jean-Marie Schaeffer7 a proposé une description de l’œuvre d’art centrée autour d’un prototype notionnel idéal. Celui-ci est décrit par une condition nécessaire (la causalité intentionnelle) et trois propriétés variables (l’appartenance générique, l’intention et l’attention esthétiques). Mais d’après cette théorie, une «œuvre » complètement ratée comme un film d’Ed Wood serait encore une œuvre d’art. De plus, elle nous ramène au problème de savoir pourquoi tel genre est artistique. C’est donc l’insuffisance de la performance d’identification pour une théorie de l’ontologie de l’œuvre que l’on retrouve ici.

Alors, qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? C’est un objet qui se construit dans un espace social créé et perpétué par une communication continue, rendue possible par un sens commun ancré dans l’expérience corporelle. Une œuvre d’art est un produit de la communication, sans cette dernière, l’œuvre disparaît. Jacques Aumont8 a donc toutes les raisons d’écrire, en 1998 :

l’art aujourd’hui — même s’il est parfois difficile, voire douloureux de l’admettre parce que nous avons la nostalgie de son autonomie et de la plus grande ambition qu’elle a semblé autoriser — est un ensemble de pratiques et d’idées qui participent de la construction et de la cohésion sociales à l’instar de l’éducation, de la « recherche » (scientifique, historique, philosophique), de la « communication » (publicité incluse) et de la « politique » (…). » (Aumont, 1998 : 61)

Cette compréhension de l’œuvre d’art comme élément de l’espace social interagissant avec les champs de la politique, de la communication, voire de la recherche, a été poussée plus loin par Dominique Baqué9 et par Paul Ardenne10 qui des enjeux politiques (2004) en vient à des enjeux plus systémiques, parlant du devenir de l’art et de ses formes à l’anthropocène (2018). Selon Ardenne, une « éco-œuvre » est « réussie quand l’œuvre, qui ne peut s’incarner dans des formes plasticiennes traditionnelles, déclenche chez les spectateurs le désir d’agir, de participer, de nettoyer, de dépolluer, d’aider » (Ardenne, 2018 : 247). Un entretien avec Ardenne, par Sara Diep (2018/2019), permet de synthétiser sa pensée postmoderne : Paul Ardenne : « L’art de l’anthropocène est un art de combat ».

En fin de compte, il serait aujourd’hui possible de reformuler plus justement l’assertion antérieure : toute candidature d’une œuvre d’art est donc soumise à une homologation, individuelle ou collective, esthétique, politique ou éthique, tout comme une assemblée législative est composée de députés d’opinions, de formation intellectuelle et d’engagements dives. Le domaine esthétique a une dimension hétérodoxe cruciale. Il n’existe donc plus de rationalité esthétique répondant à une sphère propre, non-hétéronome, qui s’appliquerait aux règles singulières que propose chaque œuvre.

On ne peut que renvoyer, in fine, à une pluralité des approches du concept même d’œuvre d’art, loin de toute vérité établie, et simplement constater l’évolution continue des positionnements, rendant d’avance caduque tout dogmatisme en matière d’art. De la même manière, Nathalie Heinich (2001) a pu constater un glissement continu et multipolaire dans la sociologie de l’art11.


1. Michel Ragon, 1978, L’art pour quoi faire ? Tournai, Casterman.
2. Weitz, Morris, 1956 “Le rôle de la théorie en esthétique » in Lories (éd.), 1988 : 27-40
3. Becker, Howard H., 1988,  Les mondes de l’art. Paris, Flammarion. Et Schusterman, Richard, 1991, L’art à l’état vif, Paris, éditions de Minuit.

4 Michaud, Yves, 2003, L’art à l’état gazeux, Paris, Hachette.

5. La première référence, qui a pu sembler obsolète aux yeux mêmes de son auteur, est : Dickie, George, 1973, “Définir l’art » in Esthétique et Poétique (G. Genette, éd., 1994) , Paris, Le Seuil, coll. Points Essais, n°249 : 9-32. On se réfère ensuite à une mise à jour de la pensée de cet auteur : Dickie, George, 1997, Introduction to aesthetics : an analytic approach. New York / Oxford, Oxford University Press.

6. LeWitt, Sol, 1961, “Paragraphs on Conceptual Art”, Art Forum, Été 1967.

7. On pourra consulter, entre autres ouvrages de ce philosophe, cette actualisation de son approche : Schaeffer Jean-Marie, 2015, L’expérience esthétique, Paris, Gallimard.

8. Aumont, Jacques, 1998, De l’esthétique au présent, Bruxelles, De Boeck.

9. Baqué, Dominique, 2000, Pour un nouvel art politique, Paris, Flammarion ; rééd. 2004.

10. Ardenne, Paul, 2002, Un art contextuel, Flammarion ; rééd. coll. « Champs », 2004, puis 2009. Et Ardenne, Paul, 2018, Un art écologique : création plasticienne et anthropocène Lormont, La Muette / Le Bord de l’eau. On consultera aussi le texte de sa conférence « L’art contemporain a-t-il une dimension politique ? » sur arpla.fr (consulté le 01/10/2020) ; et (sur cairn.info) son article « L’implication de l’artiste dans l’espace public » paru dans L’Observatoire 2010/1 (N° 36), pages 3 à 10.

11. Heinich, Nathalie, 2001, La sociologie de l’art, Paris, La Découverte.


L’art dans l’espace public

L’art dans l’espace public, vu par Paul Ardenne (2010)

Extrait de « L’implication de l’artiste dans l’espace public » paru dans L’Observatoire 2010/1 (N° 36), pages 3 à 10.

L’art dit « public », jusqu’alors avait relevé exclusivement de la décision ou de la commande officielles, et s’incarnait pour l’essentiel dans l’élévation de statues au milieu de squares ou le long d’avenues, sur un mode somptuaire, de célébration ou de propagande. De la même façon, le monde du spectacle vivant était cantonné dans ses lieux traditionnels de représentation pérennes ou éphémères et nomades : la salle de spectacle, le chapiteau du cirque. Tout change avec la modernité, qui concrétise un principe de « sortie ». Dorénavant, en effet, l’artiste « sort » de plus en plus fréquemment en ville, avec cette conséquence esthétique : l’expression artistique mute. Naissance de l’intervention artistique, du happening au dehors, dans ce vaste « atelier sans murs » (Jean-Marc Poinsot) qu’est l’univers de la rue.

Les premières interventions artistiques en milieu urbain combinent fréquemment univers des arts plastiques et univers des arts du spectacle. C’est le cas dans les premières années de l’Union soviétique, notamment. L’art d’« intervention » qui se met alors en place se qualifie par son goût de l’intrusion, et parfois par ses velléités de clandestinité, et de provocation : interventions, par exemple, du Bread and Puppet Theater, ou du Living Theater, dans les années 1960, qui participent ouvertement, dans cette agora élargie qu’est la rue américaine, à divers mouvements de protestation, contre la guerre du Vietnam par exemple.

En termes esthétiques, l’art d’intervention en milieu public se caractérise d’abord par un mouvement d’extraction physique hors des lieux traditionnels d’exposition ou d’expression que sont musées, galeries d’art et salles de spectacle : l’art qui investit la rue, en bonne logique, en appelle directement aux spectateurs, soit parce qu’il s’éprouve dehors, en plein air, soit parce qu’il réclame du public, au sein de l’espace public même, un geste, une participation. […]

L’artiste qui intervient en milieu urbain – c’est-à-dire, hors des cadres de la permission institutionnelle – n’est pas sans s’« emparer » du lieu public, il est d’abord question, comme disent les artistes activistes québécois, qu’il y « manœuvre » à sa guise, et qu’il y fasse ce qu’il veut. L’apparition de ce type d’art d’intervention, à cet égard, n’est pas le fait du hasard. Elle correspond à un double sentiment. D’une part, le sentiment que la création est à l’étroit dans l’atelier ou la salle de spectacle, des lieux de moins en moins représentatifs d’une création moderne qui veut se saisir du monde réel, propice à occuper l’espace dans son entier, sans restriction. D’autre part, le sentiment qu’un doute doit être émis quant à l’art officialisé par les structures institutionnelles, réservé à une élite ou conditionné par des critères esthétiques complexes qui en interdisent le plus clair du temps l’accès culturel au grand public.

D’un point de vue esthétique, non sans raison ni mobile, l’art d’intervention va ainsi se caractériser le plus souvent par des propositions qui, pour contrastantes et en porte-à-faux qu’elles soient, entendent bien demeurer le plus possible élémentaires, d’une lisibilité, sinon d’un sens, immédiats : happenings, processions, bannières, installations éphémères, public pris à parti. La notion de « contexte », du coup, s’avère fondamentale. L’intervention ne s’accomplit jamais au jugé, elle implique un principe de confrontation, elle vise l’agrégation ou la polémique, jamais le consentement tacite ou mou.

La non-pérennité est aussi le lot des formes d’art public ou d’expression scénique non programmée, dont le destin est de disparaître rapidement. En dérive une expression artistique qualifiable de contextuelle, activiste et volatile, suscitant l’acquiescement ou l’ire des pouvoirs publics, qui laissent faire ou interdisent selon ce qu’il en est des rapports de force du moment.

Autre aspect qualifiant l’art aux prises avec le territoire public : cet art engage toujours un rapport direct à la vie sociale. Recourir aux lieux publics, pour l’artiste, c’est inévitablement rencontrer la population, c’est la solliciter esthétiquement de façon raccourcie, sans en passer par le filtrage muséal. Le photographe Oliviero Toscani, qui utilise les panneaux publicitaires pour exposer ses images, le dit très bien, à propos de sa manière propre de procéder : « Mon musée, c’est la rue ».

Tout est bien ? Évidemment non. Car l’artiste, jamais, n’est totalement libre d’user à sa guise de la rue et de l’espace public. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’un espace réglementé, dévolu à des activités spécifiques, activités qui peuvent gêner, venir contredire une présence artistique. Plus cet autre problème : l’artiste, dans l’espace public, n’est pas forcément souhaité, en tout cas pas de manière automatique. Il ne saurait suffire de revendiquer le droit d’utiliser l’espace public pour y apparaître d’emblée légitime.

Référence du même auteur :


Pour évoquer la place spécifique du street art, on pourra se référer à ces deux articles :


L’art dans la société

L’art est en prise avec les évolutions de la société, il en est même l’un des révélateurs.

Politique, urbanité ou écologie constituent autant de champs d’investigation pour les artistes.

Références bibliographiques :

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