Pédagogies émancipatrices

L’éducation socio-culturelle se veut émancipatrice.

Maria Montessori, Paolo Freire, Augustin et Elise Freinet, de nombreux pédagogues innovants ont développé au XXe siècle des méthodes émancipatrices encore aujourd’hui en usage.

Une page du site esc@les est notamment consacrée à « La pédagogie Freinet au lycée« , à la suite d’une immersion du GAP ESC dans un établissement secondaire public belge.

John Dewey, véritable initiateur des pédagogies innovantes, disait que l’école doit être « un lieu de vie pour l’enfant, où l’enfant soit un membre de la société, ait conscience de cette appartenance et accepte d’apporter sa contribution. » (Cité par Westbrook, R.B. (1993) : « John Dewey ». Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée. vol. XXIII, n°1-2, 271-293.)

Les travaux de la docteure en sciences de l’éducation de l’ENS Paris-Saclay et enseignante-chercheuse à l’École supérieure de commerce de Paris, Tiphaine Liu (2015, 2022), font l’analyse de différents mouvements pédagogiques et en tirent des principes et critères pour la mise en oeuvre de formations émancipatrices. En voici quelques extraits et résumé :

Le paradigme éducatif newtonien et l’enseignement classique.

Il est fondé sur l’épistémologie de la connaissance de la science élaborée entre le XVIème et le XVIIIème siècle, que la postérité désigne sous le nom de science newtonienne. La connaissance est désormais fondée sur une conception atomiste et déterministe du monde et elle est validée par l’expérimentation. […] L’enseignement qui en est déduit a été proposé et formulé par J. F. Herbart qui est considéré comme le fondateur de la pédagogie en tant que champ scientifique et académique. […] Ses successeurs défendront :

1) une pédagogie du savoir programmé : le maître enseigne à l’élève le savoir accumulé et les méthodes pour l’élaborer et l’organiser,

2) une pédagogie centrée sur le maître : il est le modèle à suivre et il a autorité sur les élèves par son savoir

3) une pédagogie de l’effort : le travail est valorisé, le jeu n’a pas sa place,

4) une pédagogie individualiste compétitive : pas de communications ni de débats entre les élèves, qui sont classés en fonction de leur mérite,

5) une pédagogie qui sanctionne : celui qui commet des fautes est celui qui n’a pas appris.

[cf. Chalifoux, B. (2003). « L’éducation instructive de J. F. Herbart ». Fusion, n°98.]

Tiphaine Liu. « Quelles pédagogies pour former des innovateurs ? » Colloque Questions de Pédagogie dans l’enseignement supérieur – Innover, pourquoi, comment ?, Jun 2015, Brest, France.

L’Education Nouvelle
Les idées qui sont à la base de l’Education Nouvelle remontent aux humanistes de la Renaissance qui pensaient que « l’enfant n’est pas un vase qu’on remplit, mais un feu qu’on allume » [cf. Plutarque, et Montaigne]. Toutefois, l’Education Nouvelle émerge réellement en tant que mouvement pédagogique au début du XXe siècle. John Dewey, philosophe instrumentaliste et pédagogue américain, […] comprend la pensée comme le résultat d’une interaction entre un organisme vivant et son environnement, et la connaissance comme un instrument pratique pour orienter et contrôler ces interactions […] et propose une vision active de la prise de conscience qui repose sur un processus d’interactions entre l’homme et son environnement.
La pédagogie fonctionnelle de John Dewey (1897) stipule que les élèves vont en classe pour apprendre « en faisant (learning by doing), des choses : cuisiner, coudre, travailler le bois et utiliser des outils pour des actes de construction, et c’est dans ce contexte et à l’occasion de ces actes que s’ordonnent les études : écriture, arithmétique, etc. ». L’école est d’abord une expérience d’éducation à la démocratie, la participation des élèves est importante : « tant qu’on ne s’attache pas à créer les
conditions obligeant l’enfant à participer activement à la construction personnalisée de ses propres problèmes et à concourir à la mise en œuvre des méthodes qui lui permettront de les résoudre (fut-ce au prix d’essais et d’erreurs multiples), l’esprit ne peut être réellement libéré. » Dewey se méfie d’une école basée sur la crainte et la rivalité ; au contraire l’école doit être une « communauté coopérative ». [cf. Westbrook, R.B. (1993). « John Dewey ». Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée. vol. XXIII, n°1-2, 271-293.]

Le paradigme de l’éducation nouvelle : L’esprit humain possède une capacité d’apprentissage, instrument d’adaptation au monde, hérité de l’évolution, pour assurer la survie. L’esprit humain élabore des savoirs à partir des interactions qu’il établit avec le monde et de l’expérience qu’il acquiert par les actions qu’il entreprend. L’esprit humain sait construire, par lui même, une représentation ordonnée du monde.
Le savoir humain est global : il concerne les connaissances, les savoir faire et les attitudes : (autonomie, responsabilité et coopération).
L’Education nouvelle sera mise en œuvre par des pédagogues tels que Maria Montessori, Ovide Decroly, Roger Cousinet et Célestin Freinet pour ne parler que des plus connus. Leurs pédagogies s’inspireront des principes suivants :

1) l’élève est un apprenant qui construit son savoir et s’approprie personnellement les connaissances, les savoir faire et les attitudes ;

2) l’apprentissage se fait à partir de situations réelles, dans un environnement riche, dans la vie sociale ;
3) l’élève a le libre choix des activités ;

4) tous les champs de l’éducatif sont intégrés : intellectuel, artistiques, activités physiques, manuelles et sociales, car l’approche de la connaissance est plus globale qu’analytique.

Tiphaine Liu. « Quelles pédagogies pour former des innovateurs ? » Colloque Questions de Pédagogie dans l’enseignement supérieur – Innover, pourquoi, comment ?, Jun 2015, Brest, France.

L’éducation de la libération

La seconde guerre mondiale a révélé au monde la violence sur laquelle était fondée l’hégémonie de l’Europe sur le monde. Tant les classes sociales européennes dominées que les peuples des colonies des ex-empires opprimés, ont souhaité se libérer de cette violence dans un élan d’émancipation démocratique. Ils ont remis en cause la légitimité des institutions qui avaient permis, toléré, et soutenu cette violence. […] Dans le domaine de l’enseignement, de nombreux penseurs et pédagogues ont réfléchi et agi selon ces courants et ont fondé des pédagogies qui s’en inspirent. Nous en retiendrons deux : Paulo Freire et Ivan Illich.

Paulo Freire et l’éducation comme pratique de la liberté

La réflexion de P. Freire part de l’observation d’une « conscience de dominé » chez les paysans brésiliens, qui les réduit au silence et les rend dociles, incapables de prendre conscience de leur situation, mais il considère l’homme comme un acteur capable de « transcender sa situation et recréer le monde » par l’éducation. Pour cela, l’éducation ne doit pas s’imposer aux apprenants, mais émerger d’eux-mêmes. Elle doit leur faire prendre conscience de leur personnalité et de leur capacité d’action sur leur environnement. Elle reconnaît et prend en compte leur culture, le rôle des émotions et la praxis — combinaison de réflexion et d’action —, qui leur permettent de se libérer. L’éducation est le processus de « conscientisation » qui apprend à l’homme à se libérer en s’affranchissant des oppressions matérielles et de celles de l’esprit : elle est une pratique de la liberté. [cf. Freire, P. (1974). Pédagogie des opprimés. Paris : Maspero]

La méthode mise au point par Freire prend pour contenu de l’enseignement les problèmes et la réalité des apprenants pour qu’ils puissent acquérir un pouvoir d’expression sur la base de leur expérience. Elle organise les apprenants en groupes, dénommés « cercles culturels », pour discuter de leur « situation existentielle » : analyser les conditions locales et élaborer des projets pour agir sur leur situation.

Le paradigme de l’Education de la libération :

Les capacités d’apprentissage de l’être humain sont conditionnées par sa situation existentielle physique, biologique, psychologique, socio-culturelle).
La connaissance inclut la prise de conscience des potentialités et des oppressions créées par la situation existentielle et l’élaboration des capacités pour transformer cette situation.
L’esprit humain est capable de donner un sens au monde en oeuvrant à la recréation d’un milieu qui harmonise les choses et les êtres (convivialité).
Le savoir humain est ouvert à l’intuition, l’émotion, la découverte, il accueille la contingence et l’émergence de la nouveauté. […]

Freire affirme que l’éducation a pour fin la prise de conscience de sa « situation existentielle ». Il explique : « J’aime être humain car, inachevé, je sais que je suis un être conditionné, mais, conscient de l’inachèvement, je sais que je peux aller plus loin. Tel est la différence au fond entre l’être conditionné et l’être déterminé, la différence entre l’inachevé qui ne se sait pas comme tel, et celui qui historiquement et socialement s’est élevé jusqu’à la possibilité de se connaître incomplet. » [Freire, P. (2013). Pédagogie de l’autonomie. Toulouse : Eres, p 69].

Tiphaine Liu. « Quelles pédagogies pour former des innovateurs ? » Colloque « Questions de Pédagogie dans l’enseignement supérieur – Innover, pourquoi, comment ? », Juin 2015, Brest, France.

Dans la perspective de former des innovateurs et innovatrices, Tiphaine LIU, enseignante-chercheuse à l’ESCP, prône une pédagogie de l’émancipation favorisée par le respects de certains principes et critères, et la présence d’un environnement ou cadre pédagogique facilitant. Dans de tels contextes, le formateur devient ce qu’elle nomme un « tisseur », qui respectera des règles simples de tissage.

Ces éléments peuvent guider la mise en oeuvre d’un dispositif ESC conçu comme participant d’une pédagogie émancipatrice institutionnelle.

Ils sont présentés par Tiphaine Liu dans la troisième partie de son ouvrage publié chez L’Harmattan, Former des innovateurs radicaux. Pour une pédagogie de l’émancipation (2022).

On peut les lister ainsi…

Principes opérants :

  • Le savoir est en lien avec l’action (le dispositif pédagogique repose sur l’engagement des apprenants dans une action réelle).
  • Le dialogue fait émerger la connaissance (des temps d’échange institutionnalisés, visant réflexivité et apprentissage, sont la principale activité en classe).
  • Enseignants et apprenants doivent vivre des expériences communes (apports et réactions font que les formateurs apprennent en même temps que leur public).
  • L’apprentissage est le fruit d’une démarche collective (les échanges collectifs priment, contrairement à un tutorat reposant sur l’interindividuel).
  • L’émancipation demande un engagement fort dans le savoir (réflexivité et apprentissage doivent pouvoir dépasser les limites temporelles du temps usuellement dédié).
  • Les connaissances produites doivent être valorisées et réutilisées (les apprenants utilisent leurs connaissances co-construites pour poursuivre les activités et apprentissages).
  • Réciprocité dans l’écoute et la transformation mutuelles (les formateurs d’appliquent à eux-mêmes les attentes qu’ils ont envers les apprenants).
  • Formateurs et apprenants forment une communauté (tous font partie d’un même collectif actif).
  • La confiance est la condition de l’engagement (respect mutuel, dialogue, libre parole, transparence, congruence entre le dire et le faire).
  • Droit de la personne à la résolution de ses problèmes (apprenants libres et autonomes, trouvant dans les formateurs des personnes ressources).

Critères pour un cadre pédagogique émancipant :

  • lisibilité du lien entre savoir et action
  • le dialogue fait émerger les connaissances
  • vécu expérienciel commun entre équipe pédagogique et apprenants
  • l’équipe pédagogique vit et fait vivre le lien entre engagement, savoir et émancipation
  • valorisation des connaissances produites par les apprenants (et institutionnalisées)
  • relation horizontale, écoute et réciprocité entre formateurs et apprenants
  • engagement fort dans le collectif global
  • présence d’éléments de cadre favorisant la confiance réciproque
  • l’apprenant peut résoudre ses problèmes tout seul s’il le souhaite, hors collectif
  • humilité de l’équipe pédagogique.

Tableau de bord pour le suivi par le formateur « tisseur » :

Le formateur adopte une posture de tisseur favorisant l’expérimentation et la construction des savoirs par les apprenants. Pour suivre les évolutions, il peut utiliser une grille d’observation qui pourra alterner recueil du groupe et recueil individuel, selon des critères et indicateurs connus de tous…

  • Rapport à soi : capacité critique et réflexivité ; conscience de ses besoins, reconnaissance de ses envies ; image de soi ; identité assumée ; humilité versus autosuffisance
  • Rapport aux autres : signes de confiance mutuelle ; acceptation de l’autre dans ses différences ; capacité à communiquer ; envie et modalités de coopérer ; acceptation et gestion des conflits ; refus de la violence
  • Rapport au monde : s’autoriser à modifier son environnement ; problématisation les situations ; résolution des problèmes et conflits ; engagement dans l’action ; acceptation de l’erreur, l’incertitude, l’inconnu ; élaborer des stratégies pour l’action en mesurant leur impact
  • Rapport au savoir, à l’apprentissage : attitude active d’apprentissage ; acceptation de l’expérience comme source d’apprentissage ; reconnaissance des échanges comme confrontation au savoir en train de ses construire ; ne pas penser contre les autres mais avec eux
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